samedi 10 novembre 2012

Le Tour de France 1933 : le récit




Revenons donc, comme promis, au Tour de France 1933 pour en raconter l'histoire. 






Le vainqueur de ce 27ème Tour de France fut un Français : Georges SPEICHER, Parisien de 25 ans.
Depuis 1919, et la reprise du Tour après la Grande Guerre, seuls 3 coureurs Français avaient inscrits leur nom au palmarès de la Grande Boucle. L'époque était dominée par les coureurs Belges !
Et dès le début de cette année 1933, le journaliste Raymond Huttier , dans le numéro 690 du mardi 17 janvier 1933, présentait Speicher comme un sérieux "espoir" routier :
A table, de g. à dr. : Archambaud, Speicher, La soeur de Speicher, Roger Graille
"Georges SPEICHER, en dépit de ses vingt-cinq ans, — j'expliquerai tout à l'heure pourquoi, — mérite d'être rangé parmi les meilleurs « espoirs » du cyclisme routier. Ne possède-t-il pas, en effet, à très peu de chose près, toutes les qualités que l'on réclame généralement aux « hommes de la route »? Il est solide, puissant, résistant, plein de santé, bon grimpeur, vite au sprint, d'excellent jugement.
Speicher habite à Pantin dans une immense construction moderne.

Vous connaissez tous sa silhouette athlétique et élégante, puisque le dernier Tour de France a permis à Speicher de se mettre maintes fois en vedette. Personnellement, nous serions tout disposés à déclarer que Speicher ressemble point par point à son "capitaine" André Leducq, si...
Cette restriction, car restriction il y a, n'est pas d'ordre physique, comme on pourrait le penser. A cet égard, au contraire, la ressemblance est presque parfaite : même taille, même gabarit, même allure, même style ou peu s'en faut ; tout juste pourrait-on observer que Speicher possède des jambes plus minces... ou que Leducq a le cheveu plus rare !
La différence est d'ordre essentiellement moral, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas d'être d'impor­tance. Si André Leducq, dans toutes les circons­tances de sa carrière, nous est toujours apparu comme un coureur énergique, courageux, dur au mal, doué d'une superbe volonté, on ne saurait, malheu­reusement, en dire autant de Speicher. Ce n'est pas, bien entendu, que Speicher soit un douillet, un poltron, un athlète sans courage physique : à Caen, dans le dernier Tour de France, où il se blessa cruel­lement au bras gauche (on pensait qu'il allait aban­donner), Georges prouva qu'il était parfaitement capable de souffrir dans sa chair.
Mais c'est contre l'autre souffrance, la souffrance morale, que Speicher nous a, jusqu'ici, semblé moins bien armé. Alors que certains coureurs — les vrais champions — savent, aux heures de pire défaillance, puiser dans leur volonté farouche d'ultimes res­sources, Speicher, lui, aux moments difficiles, s'abandonne trop facilement au découragement le plus profond. Si tout va bien, si tout marche à son gré, si rien ne vient contrarier sa course, parfait ; Speicher jubile, il « chatouille les pédales », fait des étincelles et accomplit, le sourire aux lèvres, les plus belles prouesses. Mais que survienne le moindre incident ou qu'apparaissent les premiers signes de la défaillance, voila tout le bel édifice qui s'écroule irrémédiablement. Les exemples ne manquent pas. Dans un Paris-Briare indépendants en 1929, Speicher, qui marche très bien et surclasse réellement le lot, démarre, lâche tout le monde et se trouve en tête avec une sérieuse avance. Soudain, à quelques kilo­mètres de l'arrivée, il sent venir la défaillance. Aus­sitôt, sans même essayer de lutter, il se relève et abandonne. En 1931, dans Paris-Evreux, il s'échappe en compagnie de son camarade du V. C. L. Fournier. Les deux coéquipiers se relayent, mais Speicher constate que son camarade est moins frais que lui. Soudain, à proximité de l'arrivée, le peloton des poursuivants apparaît à une cinquantaine de mètres des fugitifs :
« Bon, se dit Speicher, elle est morte. Ils vont nous rattraper ! »
Et il se relève tranquillement.
Fournier, lui, bien qu'étant épuisé, poursuit son effort. Il s'accroche... et il n'est pas rejoint. Il arrive en vainqueur à Evreux, alors que Speicher, qui aurait pu le battre aisément, ne termine même pas la course.
Une anecdote plus récente : l'an dernier, dans Paris-Rennes, Speicher trouve de nouveau la défail­lance sur son chemin. Aussitôt, le voilà en train de gémir sur son malheureux sort :
— Ah! là là, quel métier! J'en ai assez de la bicy­clette, je vais tout laisser tomber.
Sans son ami Archambaud, qui se trouva providentiellement là pour lui remonter le moral, Speicher abandonnait. Il n'était pourtant pas tellement mort puisqu'à l'arrivée il prit la troisième place au sprint, derrière Barthélémy et Louyet.
Speicher n'est, d'ailleurs, pas un phénomène, et, depuis le début du sport cycliste, nombreux ont été les coureurs victimes de cette faiblesse de caractère.
Fort heureusement, Speicher, qui n'est pas sot, connaît parfaitement son mal et il a le plus vif désir de le combattre. Déjà, depuis son entrée dans le clan des professionnels, il a, au contact de Leducq et d'Archambaud, qui, eux, sont des « volontaires », commencé l'éducation de sa volonté. L'amélioration est assez sensible, et Speicher compte bien ne pas s'arrêter en si beau chemin.
Donc, Georges Speicher peut être considéré comme un routier sans grand ressort moral, et il est hors de doute que ce grave défaut a sérieusement contrarié sa carrière : un caractère mieux trempé lui aurait certainement permis de « sortir » plus vite et de gagner plus de courses.
Mais, par extraordinaire, il y a une compensation assez sérieuse. Depuis qu'il pratique le sport cycliste, c'est-à-dire depuis l'âge de dix-sept ans, Speicher n'a pour ainsi dire jamais « souffert ». Jamais il n'a fourni de gros efforts et il ignore ce que c'est que d'aller jusqu'à la limite de ses forces, puisqu'il s'est toujours arrêté aux premières attaques de la défail­lance. Il se trouve donc qu'à vingt-cinq ans et demi (il est né à Paris, le 8 juin 1907), notre gaillard, dont la santé est magnifique, est frais comme l'œil au­tant qu'à dix-sept ans, les muscles souples, les ré­flexes nullement émoussés, alors qu'à son âge, maints routiers sont déjà usés par plusieurs années de durs efforts. Voilà pourquoi, au début de cet article, je disais que Speicher, en dépit de ses vingt-cinq ans, pouvait être rangé parmi les plus sûrs « espoirs » du cyclisme routier.

Après avoir lu ce bref « portrait », vous admettrez aisément qu'il n'est pas surprenant que Speicher, malgré ses grandes qualités physiques, n'ait com­mencé à faire parler de lui qu'à vingt-trois ans. Auparavant, c'est tout à fait en dilettante qu'il avait pratiqué le sport cycliste, depuis le moment où le constructeur des cycles « La Volante », à Pan­tin, chez qui il travaillait comme mécanicien, lui avait appris à monter à vélo... pour faire les courses.
Avant d'être cycliste, Speicher (X) était un fervent adepte de la natation.
D'ailleurs, ce n'est pas le cyclisme qui tentait le plus le jeune Speicher... mais bien la natation. Le canal de l'Ourcq n'était pas loin, et, dès qu'il avait un moment de loisir, Georges allait faire une pleine eau. On le vit même participer, en compétition offi­cielle, à une finale de la « Première Brasse », où il se classa troisième.
Ayant décidé de devenir coureur cycliste, Speicher entra, en 1924, au Club Sportif de Pantin, dont Neuhard était la vedette.
Il se signala par plusieurs victoires dans des épreuves interclubs, faisant le désespoir du trésorier du club, qui devait verser à Speicher une indemnité de 1 franc par kilomètre parcouru. En 1927, Georges passa à la « Générale », mais il partit à la fin de l'année pour accomplir son service militaire au 170e régiment d'infanterie, à Kehl. De retour à la vie civile, Speicher revint à la Générale, mais, en 1930, il passa à Clignancourt Sportif. Sous les cou­leurs de ce club, il se classa quatrième de Paris-Caen (premier des indépendants), deuxième du Prix Cyclo-Sport et deuxième du Critérium des Comingnen.
Ces belles performances lui valurent d'être incor­poré, en 1931, dans l'équipe du V. C. L. Il gagna le Critérium des Aiglons et se classa deuxième du Circuit de l'Ouest.
Enfin, au début de 1932, Speicher passa aspirant professionnel et entra dans le « team » Alcyon. On n'a pas oublié qu'il se classa cinquième du Critérium du Printemps, troisième de Paris-Rennes, deuxième du Grand Prix Wolber et qu'il se distingua à plu­sieurs reprises dans le Tour de France.
Le Tour de France ! Speicher est intimement per­suadé que ce sera la « course de sa vie »... N'est-ce pas là, encore, un point de comparaison avec André Leducq, à qui Speicher, sans nul doute, rêve secrè­tement de ressembler entièrement un jour...
raymond huttier.

Notons qu'à cette époque on pouvait se baigner dans le canal de l'Ourcq...
Georges Speicher devait prouver quelques semaines plus tard que le journaliste sportif avait du flair...
Mais Speicher était bien entouré au départ de ce Tour : Magne (1931) et Leducq (1930 & 1932), déjà vainqueurs de la Grande Boucle ; Lapébie, le futur vainqueur de l'édition 1937 et Henri Pélissier le frère d'Henri, vainqueur en 1923. Tous les vainqueurs français de l'entre-deux guerres sont présents sur cette photo (directement ou par... procuration en ce qui concerne les Pélissier !). 
Si l'on ajoute qu'Archambaud remporta la première étape (Paris-Lille) et porta le maillot jaune 9 jours avant de le céder à son ami Georges, que Le Grevès remporta l'avant dernière-étape (Rennes-Caen), on conviendra que cette équipe de France avait fière allure ! Et tout ce beau monde se mit sans rechigner au service du Parisien quand il s'avéra en position de remporter la victoire finale.
Joséphine Baker qui est venue donner le  départ du Tour au Vésinet salue Charles Pélissier .
Henri Desgranges, directeur du Tour de France, présente ainsi la 27ème édition de son épreuve dans le journal organisateur "L'AUTO" :
C'est ça le Tour !

M. Homais, le pharmacien de Mme Bovary et de Gustave Flaubert, m'a dit : «Qu'est-ce donc que ce Tour de France dont j'entends parler si souvent?»
Je lui ai répondu : « Le Tour de France est un "truc" qui constitue précisément pour les phar­maciens une occasion annuelle d'abandonner leurs bocaux et d'aller voir un peu de belle et saine jeunesse filer devant eux comme de jolies hirondelles.
« Le Tour de France, c'est une tranche de vie et de vie magnifique offerte aux sédentaires, quelque chose de fort capable de leur nettoyer le cerveau, de les distraire de la tâche quotidien­ne, de leur donner le goût du mouvement, le besoin de déplacement, l'envie d'autres cieux, la volonté de ne pas « défuncter » sans avoir fait, ici-bas, autre chose que de vendre du sulfate de soude ou du permanganate de potasse.
«Le Tour de France, c'est, concrétisé, le besoin chaque jour plus impérieux, pour les masses, de meilleure santé par l'exercice; c'est le rêve, en perspective, d'un meilleur état social où chacun créerait sa situation suivant un barè­me de volonté et de puissance.
« Le Tour de France, c'est, pour les foules, une sorte de bruissement qui court comme un frisson sur le monde entier et dont la TSF accuse les pul­sations par toutes ses antennes.
«Le Tour de France, c'est chacune de nos belles régions mise en émoi, attendant fébrile­ment les crissements sur le sol de ces quelques dizaines de pneumatiques actionnés par autant de bielles vigoureuses ; c'est, telle une marche à L'étoile, des populations immenses qui font le "bruit de mer que fait un grand peuple en marchant".
« Le Tour de France, c'est une croisade ; c'est un pèlerinage; c'est un exemple; c'est une leçon; c'est un enseignement. C'est une occa­sion, pour le pays, de communier dans la religion superbe du Sport; c'est l'occasion de parler une langue unique, comprise dans le monde entier, et de chanter l'hymne mondial du courage et de la volonté.
« Le Tour de France, c'est la France accueil­lante aux amis étrangers.
« Le Tour de France, c'est pour ce gamin de 20 ans, s'il termine la course, une petite fortune qui l'attend.
« Le Tour de France, c'est du bruit, du mouve­ment, des déplacements inimaginables de foules, l'expression du besoin que nous avons de nous extérioriser et d'élever d'éphémères idoles.
«Le Tour de France, c'est une course d'un mois, mais c'est onze mois d'attente de cette course invraisemblable, aux péripéties de la­quelle sont suspendus des millions de sportifs.
« Le Tour de France, voilà ce que c'est », ai-je dit au petit-fils de M. Homais.
Je ne lui ai, naturellement, pas dit que pour l'organisateur, il constituait un « effroyable boulot».
henri desgrange
Cette année-là, le Tour va tourner dans le sens des aiguilles d'une montre .
A Cannes, Maurice Archambault reprend le maillot jaune qu'il avait perdu la veille : ses parents peuvent être fiers !
Le premier leader fut donc Archambault (qui fut, je crois me souvenir, marchand de cycles dans le XIVème arrondissement de Paris par la suite.)
Hélas, après avoir perdu une première fois le maillot au sortir des Alpes, il dut le céder définitivement le lendemain à Speicher à l'issue de l'étape Cannes - Marseille.
Vainqueur à Gap et à Digne, c'est ici à Marseille que Speicher prend le maillot.
Celui-ci ne le quittera pas jusqu'à Paris...
...même si dans les Pyrénées il dut batailler ferme contre les Italiens Guerra et Martano, avec l'aide d'Archambault il réussit à préserver la tunique jaune après avoir bu une... bière (?) au sommet de l'Aubisque ! La foule était déjà présente à l'époque sur les routes du Tour.

Extrait de la brochure "LE TOUR A 50 ans" publié en 1953
Descente de l'Aubisque illustrée ici par Pellos.
Mais d'autres coureurs s'illustrèrent également :
Le Belge Lemaire, éphémère porteur du maillot jaune, ici dans la roue de Speicher dans la montée du Galibier.
Un autre Belge, Aerts qui remporta 6 étapes !

Speicher vient de retourner sa roue arrière pour changer de braquet : les dérailleurs ne seront autorisés qu'en 1937 au Tour de France.
Mais la saison 1933 n'est pas terminée pour Speicher !
BRAVO !
J'ai puisé mes informations dans le numéro spécial de L'EQUIPE, "LE TOUR A 50 ans" publié en 1953, dans le coffret "Le Tour a 100 ans" et dans ma collection de Miroir des Sports d'Avant-guerre.

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